Le fonds Stendhal et la numérisation

a) « Au commencement étaient les manuscrits »

Henri Beyle dit Stendhal, qui meurt en 1842, lègue ses manuscrits à son ami grenoblois Louis Crozet. La sœur confidente Pauline est, elle, légataire universelle, et le cousin Romain Colomb, exécuteur testamentaire. Il en est ainsi d’après les deux derniers testaments de Stendhal, parmi quasi quarante rédigés pendant quasi quarante années, de 1804 à 1842. En moyenne un testament par an – celui qui fait preuve d’une si grande régularité est celui qui écrit : « Puisque la mort est inévitable, évitons d’y penser » (Vie de Rossini, 1823).
Mais Crozet n’est pas pressé de se préoccuper des manuscrits. Sans compter qu’il aurait volontiers supprimé des œuvres complètes de Stendhal : Armance, Mémoires d’un touriste, et peut-être Le Rouge et Noir. Heureusement pour nous, Louis Crozet meurt – en 1860. Et sa veuve, Praxède Payan, que Stendhal jalousait pour lui avoir volé l’ami, va avoir une idée de génie : dire oui à un bibliothécaire. Ce chanceux clairvoyant, Hyacinthe Gariel, est en train de former le fonds dauphinois, par extraction de la très riche collection, encore unie, de la bibliothèque de Grenoble alors sise en l’ancien collège des Jésuites, actuel lycée Stendhal. Et Stendhal, qui n’est encore pas à cette époque post mortem reconnu comme écrivain européen, voire international, intéresse Gariel comme illustre écrivain dauphinois. Si Stendhal le savait ! Il se retournerait dans sa tombe, sur laquelle justement il est dit « Milanese », conformément à son désir.
Mais il faut honorer la prescience de Gariel, car grâce à lui, celle qui sera nommée « Sainte Praxède » par les stendhaliens reconnaissants, fait don des manuscrits à la bibliothèque, en 1861. On en comptera 67 volumes et des liasses. Son don est l’acte de naissance du fonds manuscrit aujourd’hui conservé à la bibliothèque d’étude et du patrimoine de Grenoble. Le don fondateur ayant été nourri au fil du temps, le fonds représente à ce jour environ 40 000 pages, soit plus des trois quarts des manuscrits connus de Stendhal.

La présence des manuscrits à la bibliothèque a naturellement créé entre cette dernière et le monde de la recherche des liens très étroits : depuis le conservateur Edmond Maignien qui oriente Casimir Stryienski vers le travail des manuscrits en fin de XIXe siècle, en passant par le duo formé par le conservateur Louis Royer et le stendhalien Victor Del Litto, jusqu’au partenariat formalisé en 2009 entre la bibliothèque et l’équipe de recherche « Manuscrits de Stendhal » dirigée par Cécile Meynard à l’université Grenoble 3. Un fruit de cette alliance est notamment le site internet Manuscrits de Stendhal (http://manuscrits-de-stendhal.org/), qui trouve son pendant imprimé dans la nouvelle édition des Journaux et Papiers de Stendhal élaborée par cette équipe universitaire.

Le noyau manuscrit n’est pas isolé : il est complété par un fonds imprimé de plus de 15 000 titres (éditions originales, études stendhaliennes…), ainsi que par une collection muséale d’environ 700 pièces, formée dès le début du XXe siècle. Mais c’est bien sûr parmi les manuscrits que se retrouve le Stendhal vivant, à l’œuvre : correspondance, journaux intimes, brouillons, tentatives de théâtre, manuscrit d’Histoire de la peinture en Italie, œuvres posthumes telles que Souvenirs d’égotisme (écrits en 1832), Lucien Leuwen (1834-1835), Vie de Henry Brulard (1835-1836), Mémoires sur Napoléon (1836-1837), Lamiel (1840-1841)…
Il faut aussi noter une curiosité : les dits « recueils factices », 28 volumes composés par un vrac de feuillets réunis, non pas par ordre thématique, chronologique… mais par format. Pour des raisons pratiques d’expédition postale, le cousin Romain Colomb avait sans doute ainsi classé les liasses détachées et les petits cahiers – et arrivés sous cette forme à la bibliothèque, ils furent reliés en l’état. Passée la première impression de scandale, il faut reconnaître que de tels recueils sont attachants, car sans le catalogue, on ne sait pas en les ouvrant ce que l’on trouvera : ils sont tout autant riches en surprises et trouvailles qu’un marché aux puces, dont les surréalistes raffolaient. Les mauvaises langues diront qu’ils sont peut-être aussi à l’image de Stendhal : des critiques grincheux reprochaient en effet à l’auteur des Mémoires d’un touriste d’être sans ordre, féru de digressions et d’anecdotes personnelles et intempestives.

b) Conservation et sécurité

Comme tous les « trésors » de la bibliothèque municipale d’étude et du patrimoine, les manuscrits de Stendhal sont conservés dans sa Réserve des fonds précieux. L’accès à cette chambre forte est scrupuleusement restreint pour des raisons évidentes de sécurité. Les conditions particulières de conservation sont, dans la Réserve, les mêmes qu’aux quatre étages de « magasins » de la bibliothèque (plus de 25 km linéaires). La température (19 ° environ) et l’hygrométrie (55 % d’humidité relative) y sont surveillées et contrôlées par un système de climatisation afin d’éviter tout développement de moisissures ou tout écart thermique qui nuirait aux reliures.
Dans les « magasins », la lumière naturelle est réduite au minimum et les rayonnages sont disposés par rapport aux fenêtres (ou pavés de verre) de manière à ne pas exposer les livres à un éclairage direct. Dans la Réserve, la lumière naturelle est absente.
Enfin, lorsqu’ils existent, des supports de substitution (numérisation, microfilms…) sont proposés aux lecteurs désirant consulter des ouvrages trop fragiles ou précieux.

c) La numérisation à la Bibliothèque municipale de Grenoble

Le programme de numérisation de la Bibliothèque municipale de Grenoble privilégie les collections anciennes, en raison de sa grande spécificité. On y relève notamment :

• les collections relatives aux personnages emblématiques de l'ancien Dauphiné, en particulier, Barnave, Mounier, Berlioz, Champollion… (manuscrits, œuvres originales imprimées, études critiques et iconographie)

• les fonds iconographiques : dessins, aquarelles, gravures, affiches, cartes, plans, et une importante collection de plaques photographiques sur verre (fin XIXe - XXe siècle)

• les collections médiévales, dont la bibliothèque du Monastère de la Grande Chartreuse, issue des confiscations révolutionnaires.

Les manuscrits de Stendhal sont montrés lors d’occasions particulières, telles que les Journées européennes du patrimoine, des expositions patrimoniales, des demandes de chercheurs, des présentations au grand public… Mais la bibliothèque demeure attentive à la communication de ces manuscrits précieux mais fragiles, pour d'évidentes raisons de conservation. La numérisation permet ainsi à la fois de limiter les manipulations et de rendre accessible à tous ce patrimoine prestigieux par sa mise en ligne.
La bibliothèque municipale de Grenoble dispose d'un scanner professionnel offrant un rendu de très haute qualité et permettant une préservation optimale des documents à numériser (plateaux compensateurs, lumière froide par balayage, etc). Elle a déjà participé au programme MRT (Mission de la recherche et de la technologie) en 2003, achevé fin 2007, qui a permis de numériser le tiers des manuscrits de Stendhal conservés à Grenoble, et de mener à bien la mise en ligne de Vie de Henry Brulard, avec la possibilité de recherche en texte intégral et classement thématique des croquis dessinés par Stendhal.
Une telle opération de numérisation s'est accélérée et achevée grâce à un appel à projets 2008 du Ministère de la Culture pour lequel la bibliothèque municipale de Grenoble a été retenue. En février 2009, tous les manuscrits de Stendhal étaient numérisés.

d) Historique de l’inventaire du fonds

À côté des quelques grands manuscrits dont certains (Lucien Leuwen, Vie de Henry Brulard…) furent reliés, luxueusement même, du vivant de l'auteur, le fonds est constitué essentiellement de "papiers divers" (liasses, cahiers, dossiers, ébauches, correspondances…). Une fois sommairement inventoriée, cette masse fut reliée pour l'essentiel dès 1884. Plus de cinq mille feuillets furent alors arbitrairement répartis dans vingt-huit volumes d'un "Recueil factice", créés sur le seul critère du format, sans souci du contenu ni de la chronologie, et sans tenir compte des indications laissées par Romain Colomb.

Jusqu'en 1995, il n'existait que l'inventaire sommaire qui avait été dressé par le Conservateur Maignien pour le volume VII du Catalogue général des manuscrits des Bibliothèques publiques de France publié en 1889.

En 1995, Victor Del Litto, avec la collaboration de Paul Hamon, ancien Conservateur en chef, a proposé un nouveau catalogue plus détaillé (publié par les bibliothèques de Grenoble) qui constitue à l'heure actuelle le document le plus complet, et la seule référence dont on dispose.
Cependant, compte tenu des acquisitions plus récentes de la bibliothèque Municipale, ce catalogue est aujourd’hui à actualiser. Par ailleurs, le choix de classer les manuscrits à partir des catégories éditoriales créées dans le cadre de la publication des Œuvres complètes au Cercle du Bibliophile, peut être aujourd'hui considéré comme contestable à un moment où les chercheurs réinterrogent de plus en plus les frontières génériques admises jusqu'alors.
Il était donc nécessaire d'entreprendre une étude manuscriptologique systématique et exhaustive pour permettre un inventaire correspondant à l'état actuel du fonds en récusant tout parti-pris méthodologique.