Cette rubrique permet d'éclairer le lecteur sur des points d'intérêts précis, souvent révélés lors de la transcription et l'analyse des pages de manuscrits par les membres de l'équipe.
Le séjour de Stendhal à Marseille1 est scandé par de multiples parties de campagne aux dimanches et jours de fête. Le Journal mentionne trois destinations courantes pour ces promenades réitérées, La Pomme au bord de l’Huveaune, la bastide du Château Borély, et le mystérieux « Arrhain ». L’auteur ne nous aide guère à retrouver ici ses traces. Il écrit en effet à propos de ces lieux charmants, dans une intonation déjà très personnelle en 1805 : « Je ne décris rien, pour ne rien gâter2. ». Les deux premiers toponymes, La Pomme et le Château Borély, étaient pourtant clairement identifiables dès l’édition Champion du Journal en 1932.
Mais la localisation du troisième restait hypothétique, d’autant plus que l’édition Champion, la dernière à disposer du manuscrit complet, avait lu et imprimé par erreur : « Arrailh »3. L’occultation des sources ne permettait plus une enquête précise, car cette partie du Journal se trouvait dans le premier des cahiers de l’ancienne collection Champion acquis de haute lutte en 2006 par la Bibliothèque municipale de Grenoble sous le nom de « cahiers Berès ». Un sympathique érudit marseillais avait suggéré, peut-être autour d’un pastis, en tout cas sans autre justification que « la mauvaise écriture de Beyle », qu’il pouvait s’agir du « charmant village d’Allauch qui devait plaire à notre héros par son pittoresque et sa joliesse ». C’était au courrier des lecteurs de la revue stendhalienne à ses débuts4. Mais Allauch reste ici purement arbitraire. Pendant la longue période d’occultation des cahiers Champion, les éditeurs et commentateurs s’éloignèrent progressivement du texte originel. L’édition courante du Journal s’y perd et nous égare sur ce point en remplaçant systématiquement les trois occurrences d’Arrhain par « Allauch », oubliant qu’il y manque un solide point d’appui5.
La toponymie marseillaise garde pourtant la trace d’un lieu-dit pertinent : Arenc. Le nom seul préserve la mémoire du sable originel (arena). C’est là que le ruisseau des Aygalades, fleuve côtier souvent mentionné dans les excursions de la petite société marseillaise du Journal, se jette dans la Méditerranée. Arenc n’était en ce temps-là qu’une plage de sable où l’on allait manger poissons et autres fruits de mer. Aux dernières années de la Restauration, on irait bientôt s’y baigner. L’extension du port de Marseille vers le Nord entraîna la création des bassins de la Joliette puis d’Arenc dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Les darses y ont désormais recouvert la grève de sable. Vint ensuite le déclin de toute cette zone au profit du port de Fos dans les années 1960, puis enfin le projet actuel d’aménagement et de reconquête urbaine. On y trouve depuis peu la nouvelle gare ferroviaire d’Arenc-Euroméditerranée, au deuxième arrondissement de Marseille. Des tours ambitieuses s’y construisent sur l’emprise de la friche industrielle et portuaire. En amont, le cours supérieur du ruisseau des Aygalades, cher à Stendhal, doit être remis à jour là où il avait été recouvert, rendu à la promenade et converti en parc : poumon très nécessaire aux quartiers Nord de la ville.
Nous sommes donc pour le moment à Marseille en 1805, pour trois entrées successives du Journal qui mentionnent le même lieu. Celle du 8 août nomme « Arrhain », le mot y est parfaitement lisible sous cette forme comme en général l’ensemble du cahier, parmi les lieux d’excursions pittoresques. La seconde, datée du 11 novembre, esquisse rapidement une « partie impromptue, gaie », un dimanche à six : la société se compose alors de deux couples, Henri et Mélanie, Mme Cossonier et M. Garnier, avec M. de Saint-Gervais et Mante, pour un repas animé à « Arrhain », de nouveau sans équivoque. Enfin le 25 décembre, jour de Noël, le ciel est « d’un beau bleu uni », Henri et Mélanie s’y retrouvent cette fois en tête-à-tête. Dans cette troisième occurrence, le manuscrit mentionne « Arrain », où le « n » final est un « h » corrigé, mais il s’agit clairement du même toponyme.
La consultation du Journal dans l’édition Champion, révèle une nouvelle surprise à la date du 15 mai 1806 : « Le soir, dîner d’Arrhain6. » Pour l’édition du Divan quelques années plus tard (1937), Martineau corrige en « dîner d’Avrain ». Sa lecture est reprise dans sa propre édition des Œuvres intimes7, puis dans celle de Del Litto8. La source, au manuscrit R. 5896 (volume 16) du fonds grenoblois, montre qu’il faut entendre « Arrain » comme dans la troisième occurrence du toponyme. L'épisode a lieu après le départ définitif de Mélanie pour Paris, véritable césure de la période marseillaise. La soirée n'est pas euphorique : « grossièreté et tristesse stupide des convives ». Mais l’hypothèse des dégustations de fruits de mer au bord de l’eau s’en trouve confirmée, puisque Stendhal mentionne sèchement le menu du soir, sans doute typique de ces sorties festives : « Bouillabaisse, truffes, brandade », avec le montant de l’addition, « 5 liv[res] 10 s[ous] ».
Une révolution spatio-temporelle s’impose ici. Au temps du séjour marseillais de Stendhal, la bonhommie du fameux Bibendum n’était pas encore passée par là pour semer ses panneaux indicateurs de localités. Le nom d’« Arrhain », pour le toponyme Arenc, passe de l’oreille à la plume de l’écrivain en herbe, comme ce sera aussi le cas pour celui de « Stendhal », qu’il superposera en 1817 au toponyme de la ville natale de Winckelmann, Stendal, dont il fait délibérément son « fief » et sa signature littéraire définitive. À Marseille, le jeune homme écrit deux fois comme il l’entend sous la forme d’« Arrhain » (avec ensuite à deux reprises la variante « Arrain ») le nom du lieu-dit Arenc, qu’il cite donc finalement quatre fois sous deux formes différentes.
Telle est l’histoire de la grandeur et de la décadence stendhaliennes du village d’Allauch.
Les précieux papiers d’Abraham Constantin que l’on peut consulter à la Bibliothèque de Genève nous ont permis, à Sandra Teroni et à moi-même, d’identifier le copiste romain baptisé « Corbeau » par la vulgate stendhalienne. Sur une page de brouillon du chapitre III des Idées italiennes sur quelques tableaux célèbres, de la main d’un copiste non identifié et de Constantin, Stendhal fait une série de calculs des pages copiées à « payer » avec les mentions « M. Falconi envoi fait », « payer Falconi »1.
Par ailleurs, Falconi, s’exprimant en français avec une certaine aisance, laisse un mot au Consul : « Je n’ai à copier que la Table des matières. Ayez la complaisance de laisser sur ma table du papier. Vous voici les Arazzi et la page que [sic] forme continuation de ce qui a été envoyé à Florence. / S’il y a encore des copies à faire, laissez-les moi sur la table. ». Le mot est sans signature mais la graphie est aisément identifiable.
Stendhal annote en bas de page : « 2 pages / de M.r Falconi / envoyé. 19 Janvr- », ce qui date ce billet et confirme le nom du copiste. Le 19 janvier 1840 Falconi a fini de recopier les « Arazzi », le chapitre VIII des Idées italiennes, dicté le 10 janvier, corrigé puis donné à copier le 122. En croisant les dates d’écriture de Lamiel avec celles des Idées italiennes nous voyons bien que Falconi a travaillé intensément sur ces deux chantiers surtout en janvier 1840 : dans les deux cas, il copie ou écrit sous dictée. Le lot lacunaire de 32 feuillets sur les « Objets d’art dans les églises » (chapitres XV-XVI) et les « Fresques des Palais » (chapitre XVII) est entièrement de sa main (lot datable fin décembre 1839-janvier 1840) ainsi qu’une bonne partie du manuscrit envoyé en plusieurs solutions à l’éditeur Jean-Pierre Vieusseux à la mi janvier et début février. Mais la collaboration de Falconi ne se limite pas aux mois de janvier et février. Nous trouvons des pages de sa main dans l’ajout de 21 feuillets annoncé à Vieusseux fin février et envoyé le 29 mars, ajout qui va constituer la première partie du chapitre XX « Particularités sur les Chambres du Vatican ». Il a donc participé à la préparation du manuscrit final des Idées italiennes qui se trouve encore actuellement au Gabinetto Vieusseux à Florence.
Le 20 janvier 1840 Stendhal fait le bilan de son intense activité romaine : « Arrivé le 20 j[anvier 18]40. Made beaucoup de choses en ces 45 jours, du 5 décembre [18]39 au 20 janvier [18]40. Je forme [lecture douteuse] ideas of Earline. 300 pages dictées. Même position que with Bonavie; made [un ou deux mots illisibles] the Opus des it. »3 De Lamiel à l’« Opus des it » que nous pouvons peut-être identifier avec les Idées italiennes, le copiste romain est maintenant évoqué de façon positive, dans un rapport d’égalité avec Bonavie alors que quelques mois avant, en reprenant en main le manuscrit de Lamiel, il regrettait son copiste parisien4. Falconi passe de l’un à l’autre opus avec souplesse, il suffit que l’auteur lui laisse sur la table le papier nécessaire.
Vue la part prise par Falconi dans la réalisation matérielle de deux travaux auxquels Stendhal s’est attelé dans les dernières années de sa vie, nous aimerions en savoir plus sur lui5. Si nous regardons de près les croquis, petits et grands, dont Stendhal émaille le manuscrit de Lamiel pour désigner son copiste romain de confiance, il s’agit bien d’un oiseau de proie, le buste érigé, le bec crochu et les ailes pointues. Pour s’en assurer il suffit de feuilleter les deux éditions procurées par Anne-Marie Meininger (folio classique, 1983) et Jean-Jacques Hamm (Garnier Flammarion, 1993) qui les reproduisent dans leurs appareils critiques respectifs. Soit dit en passant, Meininger ne s’y était pas laissée prendre : en guise de didascalie du fameux dessin qui figure en tête du manuscrit d’octobre 1839 elle suppose que « le copiste de Stendhal portait vraisemblablement le nom de Laigle ou de quelque oiseau de proie »6. Ni aigle, ni corbeau, c’est bien un faucon – en italien « falcone », au pluriel « falconi » – le copiste romain qui épaule Stendhal lors de la réalisation de Lamiel et des Idées italiennes.
Pour plus de détails, voir Hélène de Jacquelot, « Falconi, un des copistes romains de Lamiel et des Idées italiennes », L’Année Stendhalienne, n° 14, 2015, p. 351-356.
Cette traduction du livre 1 des Géorgiques de Virgile en 1802 par le jeune Beyle est significative à plusieurs titres.
Tout d’abord, elle appartient à une série de traductions de textes latins effectuées par le jeune homme1, et qui rappellent qu’il possède une réelle connaissance des auteurs latins2, même si la critique a parfois minimisé sa culture antique.
Ce texte inédit (sauf les 4 premières lignes) est aussi révélatrice d’une pratique – partagée à l’époque ‐ de la traduction « interlinéaire », c’est‐à‐dire mot à mot, et non par unité de sens, ce qui aboutit à une forme de charabia peu compréhensible. Dans la Vie de Henry Brulard, le narrateur associait, on s’en souvient, l’apprentissage du latin à l’ennui, à l’absurdité de pratiques et de contraintes purement mécaniques, et surtout à la tyrannie de l’abbé Raillane et des professeurs qui lui ont succédé. C’est pourtant bien une méthodologie de traduction reconnue et enseignée à l’époque, en premier lieu par le grammairien et philosophe Du Marsais, dans son traité Méthode raisonnée pour apprendre la langue latine, daté de 1722. Du Marsais explique ainsi que le premier degré d’un apprentissage adapté aux enfants suppose de ne leur demander de chercher que le sens des mots, sans les obliger à identifier les cas et la structuration de la phrase. C’est seulement dans un deuxième temps qu’on doit leur apprendre à reconnaître les liens entre ces mots3. Même à l’âge adulte, Beyle continue sciemment à pratiquer ce type de traduction comme en témoigne une réflexion au sujet de l’apprentissage de l’anglais, illustrée d’un exemple, dans une lettre à Pauline datée du 26 janvier 1806 :
« N’oublie pas for the english, la méthode interlinéaire et Dumarsais : Of man first disobedience and the fruit. De homme première désobéissance et le fruit4. »
Les pages de traduction des Géorgiques illustrent sans doute les problèmes liés à cet apprentissage douloureux et stérile. Beyle conserve systématiquement la structure latine de la phrase, et ne restitue pas toujours les valeurs des datifs, ablatifs, etc. Il suffit de voir par exemple à la page suivante, « le grand terre frappé trident » (l. 3) pour traduire « magno tellus percussa tridenti », prouvant qu’il n’a pas su transcrire l’ablatif « magno […] tridenti » (on attendrait au moins « avec son grand […] trident ») ni associer le participe passé « percussa » au substantif féminin « tellus » (« frappé » devrait être au féminin). Il en est donc resté au premier niveau d’apprentissage selon la méthodologie de Du Marsais.
Il est intéressant de confronter cette page de traduction stendhalienne avec le texte de Virgile correspondant et avec la traduction de l’Abbé Delille (que Stendhal a sans doute connue5) et avec une traduction plus récente et plus proche du texte latin :
Quelle chose fait les moissons abondantes, sous quel astre la terre
tourner, Mécènes, et aux Ormes joindre les vignes
il convient ; quel soin des boeufs, quelle culture à avoir
est du troupeau ; aux Abeilles quelle expérience économes ;
d'ici chanter je commencerai. Vous ô très brillantes du monde
lumières , s'écoulante dans le ciel qui conduisez l'année,
Bacchus et nourrissante Cérès , votre si par don la terre
chaonien gland, en épi bien nourri changea,
et les boissons d'Acheloüs mêla aux raisins découverts ;
et vous, dieux présents des choses champêtres, faunes,
Quid faciat laetas segetes, quo sidere terram uertere, Maecenas, ulmisque adiungere uitis conueniat, quae
cura boum, qui cultus habendo sit pecori, apibus quanta experientia parcis, hinc canere incipiam. uos, o
clarissima mundi lumina, labentem caelo quae ducitis annum; Liber et alma Ceres, uestro si munere tellus
Chaoniam pingui glandem mutauit arista, poculaque inuentis Acheloia miscuit uuis ; et uos, agrestum
praesentia numina, Fauni
Je chante les moissons : je dirai sous quel signe
Il faut ouvrir la terre et marier la vigne ;
Les soins industrieux que l’on doit aux troupeaux ;
Et l’abeille économe, et ses sages travaux.
Astres qui, poursuivant votre course ordonnée,
Conduisez dans les cieux la marche de l’année ;
Protecteur des raisins, déesse des moissons,
Si l’homme encor sauvage, instruit par vos leçons,
Quitta le gland des bois pour les gerbes fécondes,
Et d’un nectar vermeil rougit les froides ondes ;
Divinités des prés, des champs et des forêts,
Faunes […] 6
Quel art fait les grasses moissons ; sous quel astre, Mécène, il convient de retourner la terre et de marier
aux ormeaux les vignes; quels soins il faut donner aux boeufs, quelle sollicitude apporter à l'élevage du
troupeau; quelle expérience à celle des abeilles économes, voilà ce que maintenant je vais chanter.
O vous, pleins de clarté, flambeaux du monde, qui guidez dans le ciel le cours de l'année; Liber, et toi, alme
Cérès, si, grâce à votre don, la terre a remplacé le gland de Chaonie par l'épi lourd, et versé dans la coupe
de l'Achéloüs le jus des grappes par vous découvertes ; et vous, divinités gardiennes des campagnards,
Faunes […] 7
Force est donc de reconnaître en Stendhal un piètre latiniste, puisqu’il en est resté au premier niveau de l’apprentissage préconisé par Du Marsais, mais il reste toutefois un véritable admirateur de Virgile… qu’il a sans doute surtout apprécié dans une traduction en français !